Porte à faux
Quelques portes... en littérature
FAMILIERE ET AMICALE
Les rois ne touchent pas aux portes. Ils ne connaissent pas ce bonheur : pousser devant soi avec douceur ou rudesse l’un de ces grands panneaux familiers, se retourner vers lui pour le remettre en place – tenir dans ses bras une porte –
Le bonheur d’empoigner au ventre par son nœud de porcelaine l’un de ces hauts obstacles d’une pièce, ce corps à corps rapide par lequel un instant la marche retenue, l’œil s’ouvre et le corps tout entier s’accommode à son nouvel appartement.
D’une main amicale il la retient, avant de pousser décidément et s’enclore – ce dont ce déclic du ressort puissant mais bien agréablement huilé l’assure.
Francis Ponge, le Parti pris des choses, 1942
IRREVERSIBLE
Il lui était souvent arrivé de rouvrir une porte, simplement pour attester qu’il ne l’avait pas derrière lui fermée à jamais, de se retourner vers un passant quitté pour nier la finalité d’un départ, se démontrant ainsi à soi-même sa courte liberté d’homme. Cette fois l’irréversible était accompli.
Marguerite Yourcenar, L’œuvre au noir, 1968
ACCUEILLANTE
Il faut ouvrir les portes car elles sont le lieu où nul ne reste, le lieu par où l’on passe, par où l’on part, par où viennent toutes les rencontres.
Il faut haïr les portes fermées, fermées aux rencontres, fermées aux départs.
Que pour tous, pour nous pauvres types mais voulant aimer,
Jésus soir la Grande Porte grande ouverte.
L’abbé Pierre, 24 septembre 1955
Sur le livre d’or du Prieuré de la Houssaye aux frères missionnaires des campagnes.
BRUSQUE ET FROIDE
« Entrez sans frapper ! » - La technicisation a rendu précis et frustes les gestes que nous faisons, et du même coup aussi les hommes. Elle retire aux gestes toute hésitation, toute circonspection et tout raffinement. Elle les plie aux exigences intransigeantes, et pour ainsi dire privées d’histoire, qui sont celles des choses. C’est ainsi qu’on a désappris à fermer une porte doucement sans bruit, tout en la fermant bien. Celles des voitures et des frigidaires il faut les claquer ; d’autres ont tendance à se refermer toutes seules, automatiquement, invitant ainsi celui qui vient d’entrer au sans-gêne, le dispensant de regarder derrière lui et de respecter l’intérieur qui l’accueille. On ne rend pas justice à l’homme moderne si l’on n’est pas conscient de tout ce que ne cessent de lui infliger, jusque dans ses innervations les plus profondes, les choses qui l’entourent. Qu’est-ce que cela signifie pour le sujet, le fait qu’il n’y ait plus de fenêtres à double battant à ouvrir, mais de grossiers panneaux vitrés qu’il suffit de faire glisser ? Plus de délicates clenches de portes, mais de simples poignées qu’on tourne ? Plus de vestibules, plus de perrons entre la maison et la rue, plus de murs autour des jardins ? Et qui n’a pas eu au volant de sa voiture, en sentant la puissance de son moteur, la tentation d’écraser des bestioles sur la route, des passants, des enfants ou des cyclistes ? Dans les mouvements que les machines exigent de ceux qui les font marcher, il y a déjà la brusquerie, l’insistance saccadée et la violence qui caractérisent les brutalités fascistes. S’il y a dépérissement de l’expérience acquise, la faute en revient pour une très large part au fait que les choses étant soumises à des impératifs purement utilitaires, leur forme exclut qu’on en fasse autre chose que de s’en servir ; il n’y est plus toléré le moindre superflu, ni dans la liberté des comportements ni dans l’autonomie des choses, or c’est ce superflu qui peut survivre comme un noyau d’expérience car il ne s’épuise pas dans l’instant de l’action.
Theodor W. Adorno, Minima Moralia, 1943
DESARMANTE
“- Je suis enfermé dehors”
Après trois ans de métier, Marc ne relevait plus les phrases toutes faites, et celle-là était la plus courante. Il se contentait de saisir son matériel et d’enfourcher son scooter pour voler au secours du client.
Au tout début, il avait essayé de se représenter la scène. Enfermé dehors. Il avait imaginé un type prisonnier du monde extérieur, condamné à errer sans trouver le repos, rejeté par une humanité qui lui claquait la porte au nez. Y avait-il plus grand malheur que d’être enfermé dehors ?
L’homme – la cinquantaine, costume en tweed – adossé à la rampe, regardait Marc opérer.
“- Le truc bête quoi… Je suis rentré vers une heure du matin, et sur mon répondeur un collègue me dit qu’il m’avait laissé dans la boîte aux lettres son rapport d’activité, alors je descends le chercher, et j’empoigne un trousseau de clés, un réflexe, persuadé que c’est le mien, là, juste sur une console à côté de la porte, et c’est dans l’escalier que je me rends compte que c’est les clés de la maison de campagne que ma femme a laissées en évidence pour que je les prenne, on doit s’y retrouver, c’était pour que j’y pense, je ne comprends toujours pas comment j’ai pu les confondre, et... ”
Si certains de ses clients attendaient sans mot dire, irrités par le contretemps, d’autres se sentaient exclus de leur propre territoire et se confiaient sans oublier aucun détail, répétaient trois fois la même information, s’excusaient presque de leur étourderie. Une fois le problème réglé, ils redevenaient eux-mêmes et ne voyaient plus Marc comme leur sauveur mais comme un arnaqueur qui allaient profiter de la situation, remplacer des serrures en bon état, facturer des frais mirobolants. Mais Marc n’abusait jamais, et seuls ceux qui contestaient son travail réel lui donnaient envie de les taxer sans remords. En partant, il laissait sa carte, que les clients rangeaient mécaniquement dans un tiroir, persuadés de n’avoir jamais plus à s’en servir.
Tonino Benacquista, Le serrurier volant, 2006
SENSUELLE
LES NEUF PORTES DE TON CORPS
Ce poème est pour toi seule Madeleine
Il est un des premiers poèmes de notre désir
Il est notre premier poème secret ô toi que j'aime
Le jour est doux et la guerre est si douce. S'il fallait en mourir !!
Tu l'ignores, ma vierge ? A ton corps sont neuf portes
J'en connais sept et deux me sont celées
J'en ai pris quatre, j'y suis entré n'espère plus que j'en sorte
Car je suis entré en toi par tes yeux étoilés
Et par tes oreilles avec les Paroles que je commande et qui sont mon escorte.
Œil droit de mon amour première porte de mon amour
Elle avait baissé le rideau de sa paupière
Tes cils étaient rangés devant comme les soldats noirs peints sur un vase grec, paupière rideau lourd
De velours
Qui cachait ton regard clair
Et lourd
Pareil notre amour.
Œil gauche de mon amour deuxième porte de mon amour
Pareille à son amie et chaste et lourde d'amour ainsi que lui
Ô porte qui mène à ton cœur mon image et mon sourire qui luit
Comme une étoile pareille à tes yeux que j'adore
Double porte de ton regard je t'adore
Oreille droite de mon amour troisième porte
C'est en te prenant que j'arrivai à ouvrir entièrement les deux premières portes
Oreille porte de ma voix qui t'a persuadée
Je t'aime toi qui donnes un sens à l'Image grâce à l'Idée
Et toi aussi oreille gauche toi qui des portes de mon amour est la quatrième
Ô vous, les oreilles de mon amour je vous bénis
Portes qui vous ouvrîtes à ma voix
Comme les roses s`ouvrent aux caresses du printemps
C'est par vous que ma voix et mon ordre
Pénètrent dans le corps entier de Madeleine
J'y entre homme tout entier et aussi tout entier poème
Poème de son désir qui fait que moi aussi je m'aime
Narine gauche de mon amour cinquième porte de mon amour et de nos désirs
J'entrerai par là dans le corps de mon amour
J'y entrerai subtil avec mon odeur d`homme
L'odeur de mon désir
L'âcre parfum viril qui enivrera Madeleine
Narine droite sixième porte de mon amour et de notre volupté
Toi qui sentiras comme ta voisine l'odeur de mon plaisir
Et notre odeur mêlée plus forte et plus exquise qu'un printemps en fleurs
Double porte des narines je t`adore toi qui promets tant de plaisirs subtils
Puisés dans l'art des fumées et des fumets.
Bouche de Madeleine septième porte de mon amour
Je vous ai vue, ô porte rouge, gouffre de mon désir
Et les soldats qui s'y tiennent morts d'amour m'ont crié qu'ils se rendent
Ô porte rouge et tendre
Ô Madeleine il est deux portes encore
Que je ne connais pas
Deux portes de ton corps
Mystérieuses
Huitième porte de la grande beauté de mon amour
Ô mon ignorance semblable à des soldats aveugles parmi les chevaux de frise sous la lune liquide des Flandres à l'agonie !
Ou plutôt comme un explorateur qui meurt de faim de soif et d'amour dans une forêt vierge
Plus sombre que l'Érèbe
Plus sacrée que celle de Dodone
Et qui devine une source plus fraîche que Castalie
Mais mon amour y trouverait un temple
Et après avoir ensanglanté le parvis sur qui veille le charmant monstre de l'innocence
J'y découvrirais et ferais jaillir le plus chaud geyser du monde
Ô mon amour, ma Madeleine
Je suis déjà le maître de la huitième porte
Et toi neuvième porte plus mystérieuse encore
Qui t'ouvres entre deux montagnes de perles
Toi plus mystérieuse encore que les autres
Porte des sortilèges dont on n'ose point parler
Tu m'appartiens aussi
Suprême porte
À moi qui porte
La clef suprême
Des neuf portes
Ô portes ouvrez-vous à ma voix
Je suis le Maître de la Clef
Guillaume Apollinaire, Poèmes à Madeleine, 1952 - Porte à faux
- La porte : réelle ou imaginaire, toujours frontière
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